Un co-voit’ à l’ancienne

Le stop, l’hébergement, faisaient partie des services d’échanges sociaux, et
ça créait des relations humaines minimum même éphémères.
Tout se vend et s’achète, tout est devenu numérique, capitaliste, zarma
pratique, avec son lot de niaiseries à l’américaine, injonction « notez !» avec
des étoiles et un commentaire insipide, bien normé et banal à souhait.
Airbnb au tout début, on allait pas cher dans un appart habité chez quelqu’un,
tu voyais sa tronche, il te filait ses clés, y’avait un côté sympa, parfois il te
laissait une bouteille de bienvenue, tu voyais ses films, ses bouquins, sa
bouffe, le temps d’une loc’ moins chère qu’un hôtel, c’était amical.
Aujourd’hui c’est devenu le plan crevard-échange zéro : tu récupères les clés
dans une boîte à clés, tu te retrouves dans un appart’ aseptisé et cher, vidé
de tout, meublé en blanc au plus strict minimum, on dirait une chambre
d’hôpital. Tu connais même pas la voix de ton hôte et on se note
mutuellement, sur une impression limitée à « t’as pas intérêt d’avoir cassé un
verre ».
Et bien sûr, y’a de plus en plus de propriétaires qui font du fric avec ça, c’est
devenu un bizness.


Le stop c’était bien, mais depuis que des trous du cul américains, ont rendu
le stop achetable (surtout pour leur plateforme qui ramasse deux balles sur
chaque voyage), des conducteurs rentabilisent, le trajet, l’achat de la caisse,
et leur temps de conduite en devenant des pros du blabla car. Et toi, pauvre
con, tu le prends quand même car c’est toujours moins cher et parfois plus
rapide que le train. -Que le TER en tous cas-.
J’utilise de temps à autre des blabla covoit’ Marseille-bled de ma mère, pour
éviter les trois heures et demi de train vs une heure quarante par l’A51.
Y’en a eu des très sympas, mais les derniers, j’avais noté cette tendance à
l’efficacité, l’aseptisation de la relation, la gentrification du service, l’absence
d’authenticité dans l’échange. Échange le plus pertinent concernant le boulot,
(à chaque fois ma réponse n’est pas conforme, je le sens bien), et la raison
du trajet. En un mot on s’emmerde presqu’autant que dans le train, où
chacun se branche avec des écouteurs et dit à peine pardon quand il se
précipite à la sortie du train pour ??? pas être en retard dans le métro.


Mon covoit’ d’hier a été tout l’inverse et c’était super.
C’est un vieux gars, (de mon âge mais il fait plus vieux) qui a une BMW
d’avant. Il me prévient le matin, « ah euh beh c’est grave si on part une heure
plus tard ? » non je m’en fous je me balade dans Marseille, j’aime bien j’ai un
bouquin… Il se pointe à l’heure décalée convenue, avec 13 ,15 mn de
retard… Il sort de la caisse, c’est un grand mec rebeu maigre, marqué par les
aventures marseillaises qu’on peut imaginer et un mini chignon sur le crâne,
comme font les gars bientôt chauves qui ne veulent pas se résoudre à tout
virer. Il sourit, ouvre le coffre, la petite étudiante minette, sympa, à destination
de Grenoble pose sa valoche et monte à l’arrière. Moi devant, le privilège de
l’âge, avec mon ptit sac à dos de rien du tout.


En voiture Simone !
Il nous dit dès l’autoroute, « il devait y avoir un gars pour Péruis, mais il a
annulé, à cause de l’heure de départ tardive. Et je sais pas où c’est Aspres, là
où vous allez, moi je vais à Annecy, je vais mettre waze, mais c’est chiant
pour mettre la musique alors si vous connaissez… »
« Ah oui pas de problème, faut aller à Grenoble par l’A51 et Aspres c’est sur
la route » « ok… la musique ça vous va si je mets du rap ? Ah je devine que
Sidonie pas trop, vous inquiétez pas j’ai du rock aussi, BB King et d’autres,
ah mais vous Claire (la petite jeune) de toute façon c’est pas votre époque
hein ? » Là il fait un trafic tout en conduisant de mettre waze sur son
téléphone, et de farfouiller dans son sac pour trouver la clé USB et ses
clopes, comme la voiture zigzague un peu, Claire se propose de lui installer
waze pendant qu’il récupère le volant . « ah c’est gentil ça, vous inquiétez
pas hein, c’est pas pour me vanter mais la voiture je connais, je conduis bien,
j’ai jamais d’accident »… « ça vous ennuie pas que je fume dans la voiture ?
Pas du shit hein ahah !! » Là, tout en jetant un œil sur le cendrier plein à
craquer de mégots de divers matériel, je lui montre l’embranchement à droite
pour l’A51, « ah ouais ? On peut aller à Grenoble comme ça ? Moi d’hab’ je
passe par Valence, vers Lyon et Grenoble, et Annecy »…
Là je pige que le gars, il a même pas regardé c’est où qu’on va quand.


C’est marrant, en fait je suis pas pressée, la gamine non plus, elle rentre
chez ses parents, c’est détendu, y’a pas de lézard.
On roule jusqu’à Manosque bien comme il faut c’est une BMW y’a 6 vitesses,
du coup on s’en sert «ah merde, z’avez pas vu un flash là ? » bah non j’ai
rien vu j’ai même pas fait gaffe qu’on va un peu vite, c’est confort la BMW.
« oh les filles ça vous ennuie pas qu’on s’arrête ? Je dois faire de l’essence,
faut que j’appelle mon gamin, c’est son anniv’ il a 24 ans… pis j’ai envie d’un
café, vous voulez pas un café, c’est pour moi si vous avez faim aussi,
n’hésitez pas hein ? »
Trop cool, on prend le temps d’un café dans le soleil rasant, (ça n’arrive pas
ça en blablacar, c’est d’un point A à un point B, rapido, tout en conversations
le plus lisse possible ) il nous montre les arbres qu’il a plantés dans son carré
de jardin d’une petite baraque qu’il loue derrière l’Estaque. « ah vous voyez,
y’a un figuier, un citronnier, un mandarinier, et j’ai récupéré du fumier, y’a des
trucs qui poussent tout seul, regarde y’a un avocat et un arbuste je ne sais
pas ce que c’est… »
Ensuite, il appelle son petit « bah alors t’as récupéré le gâteau à la pâtisserie
du coin ? t’as vu il est bien hein ?ah… ah oui… Ben fallait me dire si tu
voulais de la viande ! » Y’a le son on entend le fiston remercier et dire
« t’inquiète papa, on a tout ce qu’il faut, bonne route ! À mardi ! ». Le temps
de la clope, du sandwich, du pipi, on reprend la route. On comprend que c’est
un bon papa, après il nous dit « à la prochaine pause je vous montre une
photo de lui, il est trop beau, c’est tout sa mère hein, heureusement, pasque
moi ahah ! »
En route il appelle un gars au milieu d’une musique hard-core de Booba,
-peut être qu’il a conscience que les paroles nous indisposent, nous les
meufs- « allo ! oh gars ! c’est toi qui est sur Annecy, t’es bien…machin à qui je
dois filer heu…le truc… ouais, là je te rappelle taleur? … ah non t’es pas
machin ? Ah ben ok d’accord j’ai dû me gourer de gars » et à nous « ouais,
je vais chez des potes, j’ai fait une formation de pâtissier à Annecy l’an
dernier, et ce soir on fait un weekend avec des anciens de la formation ».
On est presque à Château Arnoux, on écoute en vrac, BB king « ah j’ai voulu
le voir à Juan les pins, il venait tous les ans, j’ai jamais réussi à y aller, et
maintenant il est mort » playlist de Booba (berk), Mister You (rap mieux)
Supertramp (?) Cock Robin, les Stones, Jul (wa), Lou Reed, et autres
entrecoupés de coups de fils de rencarts foireux à venir.


Là il me demande ce que je vais bricoler dans un bled pareil, on a quitté
l’autoroute à Sisteron, on attaque la route des petits bleds du Buëch, celle qui
va l’emmener à Lus la croix Haute et le Trièves beau, mais dans le noir c’est
juste long, Grenoble enfin, et il va encore se fader une heure et demi pour
Annecy. Il est content même si ça tourne dans la montagne car le péage c’est
carrément moins cher que par l’A7. Donc je répond que je vais vois ma
maman, le gars, il retient ses larmes, et sa voix se casse « ah les mamans
c’est important ! La mienne aussi elle a Alzheimer, ah làlà, c’est terrible cette
maladie, ça me démonte à chaque fois que j’y vais, parce qu’elle est en
maison, j’y vais dès que je peux, je sors, je pleure ».


Encore deux trois petits bleds et on arrive à Aspres « tu veux pas que je te
rapproche du bled de ta famille ? Si ça dérange pas Claire (qui comme moi
n’en a plus rien à foutre du temps que ça prend, on a deux heures dans le
nez par rapport à l’heure indiquée sur blabla mon cul) ma parole, je te
rapproche ! »
« T’inquiète je suis attendue à Aspres et c’est ta route va pas te détourner,
peut être que Claire aimerait manger à table à une heure conventionnelle
avec ses parents ce soir ».
Encore quelques bons petits morceaux de tout, et je termine mon voyage
avec l’équipe sympa et Little Richard sur le parking de la gare d’Aspres.
J’ai rejoint mes parents qui -faute de troquet ouvert- avaient eu le temps de
visiter chaque maison, la gare et la poste d’Aspres, mais c’est de loin même
avec du retard, le trajet le plus authentique et sincère jamais effectué en
blabla.


Sur l’appli il était noté comme le gars foutraque, qui n‘assure pas, toujours en
retard et tout.
Je lui ai mis plein d’étoiles je préfère de loin un humain sympa en retard
qu’un froid connard de flic de la PAF -car ça m’est arrivé- à l’heure

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